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L'ultime ascension


Cinq heures du matin, je sors de chez moi. Il fait froid. Trop froid pour m'éviter la question incessante : « Pourquoi ne suis-je pas restée au lit ? » Je me pose la question mais je ne réfléchis pas à la réponse. Classique. Je monte dans la voiture en soupirant, mets le contact et quitte le village, le visage encore endormi.

Je pars en randonnée. Il n'y a personne sur la route. J'ai toujours aimé conduire la nuit. J'ai l'impression que la route me guidevers un autre monde. En tant que digne habitante des Hautes-Alpes, j'emprunte à vive allure les petites routes de montagnes bien abîmées qui serpentent de façon très aléatoire au bord des falaises.

Aujourd'hui, direction le Dévoluy. La route se transforme en piste forestière. Je m'arrête devant la cabane de l'Avalanche. C'est parti pour le Pic de Bure. Enfin... il faudrait déjà que je sache quel chemin prendre. Je n'ai pas débuté la rando et voilàque je me retrouve déjà en face d'un dilemme. Deux chemins sont clairement apparents, mais aucun panneau n'indique la direction du pic. Super. Me voilà comme une conne, sans réseaux évidemment, à me peler le cul devant une cabane en bois qui porte un nom très rassurant. On dirait une putain de touriste.

Deux hommes arrivent sur les lieux. Bien. Je m'étais donc trompée en pensant que j'allais être seule à cette heure-ci. Je m'approche d'eux et m'aperçois vite qu'il s'agit de deux foutus chasseurs. Ils réussissent à m'indiquer à peu près le bon chemin alors, je fais un effort et les remercie.


Je traverse une forêt peu éclairée. Un peu plus tard, j'entends un « bang » qui me siffle dans les oreilles. Putain de chasseurs à la con. Je continue et me retrouve dans un vallon désert. Le soleil s'est levé mais il ne me réchauffe pas. Les couleurs sont ternes et l'air glacial s'agrippe à ma peau. Point positif : il n'y a aucun randonneur. Je passe près d'une clôture de berger mais il n'y a aucun animal. Pas un mouton, pas un chien, pas même un humain. Les traces du sentier se dispersent peu à peu jusqu'à devenir inexistantes. Je ne vois toujours pas l'ombre d'un panneau mais à vrai dire, j'ai abandonné l'idée que cette randonnée allait bien se passer. Je ne m'en fais pas plus que ça. Sur internet j'avais lu que je devais tracer droit vers l'ouest puis prendre plein sud. J'en suis encore au début de la randonnée. Je continue donc droit vers... vers l'ouest ? Pourquoi ai-je ce putain de soleil dans la gueule depuis une heure ?

Je m'arrête ; mon corps se fige. Je regarde autour de moi. L'herbe est gelée malgré les rayons du soleil qui tapent sur le vallon. Un vallon que j'aurais dû quitter depuis un moment si j'avais emprunté la bonne direction. Mon regard longe l'horizon avec attention. Mon vœux a été exaucé, il n'y a pas le moindre être vivant autour de moi. Alors de quoi puis-je me plaindre ? Au fond, je suis exactement là où j'ai toujours voulu être. Perdue au milieu de nulle part, là où personne ne peut me voir, m'entendre, me parler, me juger. Je hurle jusqu'à m'en vider les poumons. J'attrape une pierre et la jette avec toute la rage possible. Celle-ci se heurte contre un rocher, juste à coté d'une femme au visage inexpressif. Elle est de profil et se dirige vers le sud. Il y a donc une autre randonneuse. Moi qui pensais détester les inconnus, je n'ai jamais été aussi ravie de voir quelqu'un. Je cours vers elle, grimpe une petite dune broussailleuse mais la perds vite de vue. Je comprends que je suis partie bien trop à l'est et rejoins un chemin plus rocailleux qui monte vers le cœur de la randonnée. Bure. Cette montagne de roche qui ne présente pas la moindre végétation. Ce géant imprévisible.


J'ai toujours trouvé quelque chose de satisfaisant dans les paysages rocheux. Je n'aime pas les forêts. Je préfère la dureté de la pierre. Un arbre, ça brûle. Un rocher, on se heurte contre lui. Bure est un géant de roche. Pour le gravir, il faut se heurter. La montagne a entendu mes pensées. Elle semble vouloir m'offrir la dureté que j'envie. Le vent se lève. Le ciel se couvre. La température baisse.

Je ne vais quand même pas me plaindre ; je n'ai jamais apprécié les chemins faciles, ni les routines que l'on met en place malgré nous, ni le confort qui nous protège de la réalité. Une réalité que chacun croit connaître en pensant qu'elle est singulière, alors qu'elle est plurielle tout en étant également singulière. Une réalité qui est divisée par huit milliards de crétins qui ne comprennent pas que chacune de leur vérité, aussi différentes soient-elles, se rejoignent dans un seul et même prisme. Un prisme dont je ne parviens pas à choisir une facette qui définira mes opinions. Des opinions qui se contredisent sans cesse dans mon esprit car le prisme de la réalité tourne en boucle dans mon cerveau, comme une toupie incapable de s'arrêter. J'en vois ses facettes, mais il tourne si vite que je ne perçois pas sa forme globale.


Le vent me fait parfois perdre l'équilibre. Je trébuche à plusieurs reprises, m'écorche les mains, et m’essouffle de plus en plus. Loin devant, la randonneuse de tout à l'heure continue sa route. Si elle, elle peut le faire, moi aussi. Quelle ironie... J'étais venue ici pour être seule et voilà que je me retrouve en compétition avec une inconnue. Depuis quand la montagne est-elle une compétition ? Elle est censée être un lieu de liberté. Mais il n'y a jamais de liberté lorsque autrui se trouve dans les parages. Ceux qui pensent le contraire se mentent à eux-même. Cette randonneuse, je ne la connais pas mais je veux être meilleure qu'elle. Alors j'accélère mes pas. Je ne fais plus attention au danger, non, j'essaie seulement de ne pas être à la traîne. Une impression de déjà vue peut-être... Oui, évidemment. Depuis toujours. Adolescente déjà, j'étais aux abonnés derniers de la classe. Aucun professeur ne pariait sur mon avenir. Du moins ceux qui savaient qui j'étais car la moitié d'entre eux ne connaissaient même pas mon prénom étant donné que je n'étais jamais en cours. Logique. Pourtant, je donnais tout ce que j'avais. Dur d'être à la hauteur au milieu d'une ribambelle de têtes à claques. Je donnais tout ce que j'avais mais cela ne suffisait jamais. J'aurais mieux fait de tous leur casser la gueule à la sortie des cours. J'en étais capable, mais je n'en avais pas conscience. Il n'y avait pas trente-six solutions face au harcèlement scolaire. Un poing bien placé dans les dents et c'était réglé. J'en étais capable... mais je n'en avais pas conscience.

La randonneuse a disparue ; elle est plus rapide que moi. Je hurle, encore. Cette fois, aucun son ne sort. Je retente et vide une nouvelle fois mes poumons mais rien à faire. Aucun son ne peut sortir. Ils sont la les vrais hurlements. La où personne ne les entend.


J'arrive au bout du chemin rocheux. Plus que quelques mètres. La pente est raide. Je ne sens plus mes mains qui s'agrippent comme elles le peuvent. Ça y est. Je ne suis pas tout à fait au sommet. Je suis sur le plateau de Bure, très connu pour l'observatoire astronomique qui s'y trouve. Les radiotélescopes se dressent devant moi, tels d'immenses êtres robotiques qui regardent les étoiles. Les étoiles... Malgré le ciel couvert, elles sont très visibles. Chose étrange d'ailleurs mais peu importe. Je les observe aux cotés de ces présences métalliques. Il devrait être midi mais je jurerais être en pleine nuit. Est-ce que Bure a le don de réaliser les souhaits ? Les souhaits les plus profonds, ceux que l'on n'ose admettre. Les immenses paraboles tournent lentement comme si elles communiquaient avec l'espace. Le vent s'est apaisé et seul plane un silence glacial. En me tournant, je vois au loin une chaîne de montagnes que je connais très bien. C'est le Massif des Écrins. Je regarde les sommets que j'ai déjà effectué et salue mon moi du passé. Cela fait partie des routines que j'ai installé malgré moi. Je suis bien ici.


Plus loin, la randonneuse arrive au sommet. Il ne reste plus beaucoup de chemin. Je me précipite vers le bout du plateau qui offre une dernière pente avant l'ultime ascension.

Au sommet, il y avait autrefois une croix dressée que l'on pouvait apercevoir de loin. Elle est désormais à terre, comme un ancien vestige qui appartient au passé. Je la regarde comme je regardais la croix de l'autel lorsque adolescente j'allais me réfugier dans la cathédrale. Jusqu'au jour ou j'ai découvert une nouvelle facette du prisme.

Quelques mètres plus loin, la randonneuse observe l'étendue de l'horizon. Je marche vers elle. Puis, enfin, elle se tourne vers moi. Je découvre alors son visage entier. La moitié est humain, l'autre est en décomposition. Mon corps se fige.


Mon corps ? Il n'est jamais parvenu jusqu'au sommet. Il est resté en bas dans la forêt lorsque le « bang » a sifflé dans mes oreilles. Il ne s'est pas contenté de siffler. Il est passé à travers. Foutus chasseurs.


Je n'ai donc jamais couru vers un sommet ; je m'éloignais seulement de moi-même.

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